L'auditeur entra, sans s'annoncer, et posa ses deux imposantes valises sur le bureau. Il déplia sa table d'entretien et posa, éparses, quelques piles de documents extraites du fonds semble-t-il inépuisable que contenaient ses bagages, sans que quelque embryon de réflexion préalable eût semblé justifier le choix d'une pile plutôt qu'une autre. Seule semblait présider la quantité.
Le greffier suivit, quelques instants plus tard, et s'installa juste derrière l'auditeur et perpendiculairement à lui, de sorte que seule l'impressionnante machine à écrire qui trônait sur son chariot était visible, le greffier disparaissant derrière son maitre, effacement parfaitment en cohérence avec sa position hiérarchique peu enviable.
Les question vinrent, accompagnées d'un vacarme typographique dantesque, rendant pratiquement inaudibles les paroles dont elles entouraient la transcription réglementaire, incontestable, et sans appel. L'impression pour la personne interrogée était d'autant plus terrifiante que l'objet de l'interogation et sa raison d'être étaient en général totalement inconnues. La crainte de mal répondre était, par nature, intrinsèque à l'exercice, mais la perturbation supplémentaire provenant du masquage quasi-total des questions auxquelles il aurait déjà été, en temps normal, difficile et périlleux de répondre, rendait l'exercice particulièrement angoissant. Sans doute le processus immuable de l'interogatoire, fruit d'une maturation séculaire, relevait-il de la même réflexion qui avait abouti au développement des "stukas".
Les questions se succédaient. Parfois, par accident (ou par le résultat d'une minutieuse préparation), certains mots semblaient échapper au broyage dactylographique, mais ce n'était que pour réduire le semblant de cohérence du message, venant contredire systématiquement les éphémères résultats interprétatifs approximatifs venant couronner une attention permanente au moindre logatome. Les réponses, hésitantes, balbutiées, incomplètes, prudentes mais jamais assez, tentaient d'avoir un lien avec les questions posées. Le greffier, attentif, prenait alors l'entretien en sténo afin de ménager l'ouïe de son maître, laissant alors planer un silence glacial, avant de revenir ensuite promptement sur son assourdissante machine pour la question suivante.
Soudain, sans raison apparente et au beau milieu de ce qui semblait être une question, l'auditeur se leva, remit en vrac les papiers donc aucun ne semblait avoir été d'une quelconque utilité à l'exercice, et quitta brusquement la pièce en fermant brutalement la porte. Le greffier continua pendant de longues minutes à inscrire quelques compléments sur son document, puis se leva et sortit à son tour.