D’un geste ample mais sans emphase, le fumeur ralluma sa pipe. Comme à l’habitude, il ne se départit à aucun moment d’un sourire énigmatique dont on ne savait jamais s’il relevait de l’abrutissement complet, d’une bienveillance universelle, ou des effets de la fumée. Seule certitude : la paix affichée par son visage n’était qu’apparence, et le débit tranquillement inarticulé de ses paroles se muait en torrent rugueux à la moindre contrariété.

Devant lui se trouvaient un certain nombre de cageots remplis de champignons tout à fait ordinaires, inoffensifs et clairement étiquetés. Leur exotisme indéniable était ainsi compensé par la précision rassurante d’une information sur l’origine, le nom, voire quand c’était possible, un équivalent occidental.

Mais, à part la clientèle de passage et quelques complices venant donner le change, personne ne venait le voir pour ses champignons. Le fumeur, censé entretenir des relations personnelles avec l’Empereur de Jade lui-même, dissimulait sous son comptoir des petits casiers marquetés de nacre, contenant des poudres plus ou moins fines répondant aux noms d’emprunt de « cinabre », « terre de lune », « bois d’argent » ou « ambre de l’est ». Il arrivait que l’aspect d’un produit change radicalement d’une semaine sur l’autre. Quant au prix, il était totalement imprévisible.

Bien des mystères entouraient cet étrange commerce. Bien évidemment, le fumeur restait muet à toute question portant sur la provenance de sa marchandise. Lorsqu’on lui demandait le mode d’utilisation ou les effets d’un produit particulier, il éclatait d’un rire sonore laissant entrevoir une dentition rougie par le bétel. Mais la question que tout le monde se posait sans qu’on pût trouver une seule personne la lui ayant posée concernait son étonnante notoriété. De quels appuis pouvait-il bien disposer ?